Article paru dans le Monde du 23 février 2017(onglet idées)
http://www.lemonde.fr/acces-restreint/idees/article/2017/02/23/2fdfb53848069bf209aea09feaacf06e_5084057_3232.html?h=11
L’« illusion tragique de la fin du travail »
Le
 travail serait, dit-on, en voie de disparition, mais considérons un 
instant qu’il soit juste tombé dans un piège sémantique, qu’il puisse en
 sortir et retrouver un sens. 
On parle indifféremment du marché 
du travail et du marché de l’emploi, si bien que les deux mots – travail
 et emploi – semblent synonymes. Alors pourquoi inscrire les deux termes
 dans l’intitulé du ministère du travail, de l’emploi ? Certes, les deux
 mots ne semblent pas équivalents parfois. On dit monde du travail, non 
pas monde de l’emploi. Mais on dit aussi offre d’emploi, non pas offre 
de travail. De son côté, le gouvernement a imposé une loi travail pour 
réguler l’emploi. Est-ce clair ? Pas vraiment. 
Dans ce nuage 
sémantique indéterminé, on sent que plane l’idée que seul un travail 
rémunéré serait un vrai travail, voire que le travail serait réduit au 
seul emploi. Cet imaginaire
dominant exclut du monde du travail – et 
symboliquement du monde tout court – une large part de la population, si
 ce n’est sa grande majorité.
Seul l’argent travaille
On 
peut soupçonner que cette confusion sert les affaires du capitalisme. Il
 se pourrait même que ce soit le rideau de fumée empêchant de constater 
que le monde de la finance échappe à toutes les règles du travail 
humain. Cependant, le capitalisme est en crise, et pas qu’une petite. 
Certes, les banques continuent de créer de la monnaie ex-nihilo par le 
crédit, mais « l’économie
réelle » semble déconnectée de cette 
création sans travail. Siéger dans un conseil d’administration est 
encore considéré comme un travail ; il y a encore des chargés de 
clientèle, des traders et des analystes, mais ces emplois sont en voie 
de disparition au profit de machines qui, elles, travaillent jour et 
nuit.
Désormais, les plus hautes valeurs boursières (Google, 
Facebook, etc.) tirent leur substance de personnes réputées ne pas 
travailler, qui ne sont donc pas payées. Le travail des robots remplace
des
 cohortes d’employés en Chine et ailleurs. Des intelligences 
artificielles menacent de faire de même pour les médecins, les avocats, 
etc. L’appropriation ou le remplacement du travail sont
devenus le 
modèle dominant. Une exception confirme la règle : des initiatives 
telles Linux, Wikipedia ou Openstreetmap, elles aussi nourries de 
travail gratuit, mais le reversant au « bien commun », sont devenues des
 valeurs sociétales incontournables à l’échelle mondiale. Dans ce 
contexte, de nombreux commentateurs parlent de la fin du travail. 
Formule malheureuse. Illusion tragique.
Une formule criminelle
Non
 seulement, les plus hautes valeurs économiques et sociétales sont bien 
le fruit du travail, mais le sens commun permet d’observer que c’est 
l’emploi rémunéré qui disparaît, en aucun cas le
travail. Le simple 
bon sens rappelle qu’une femme qui accouche, travaille. Soigner ses 
enfants est un vrai travail. Celui qui travaille sur lui-même pour 
améliorer sa santé physique, mentale, effectue un travail hautement 
bénéfique pour la société. Celui qui s’adonne à toutes sortes 
d’addictions (la drogue, le pouvoir, le fric) peut être vu, tant qu’il 
n’agit pas au détriment d’autrui, comme un travailleur à la recherche de
 l’éventuel socle de sa nature humaine. Tous les humains, qu’ils aient 
ou non un emploi, travaillent d’une manière ou d’une autre.
Hannah
 Arendt (1906-1975) avait anticipé dès les années 1960 : « Ce que nous 
avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs 
sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. 
On ne peut rien imaginer de pire ». « Le pire » prend un tour 
particulier lorsqu’il est évoqué par cette spécialiste de la psychologie
 des nazis, notamment sous l’angle de leur conception pathologique du 
travail. La croyance en la fin du travail pourrait signifier 
l’impossibilité définitive de donner sens à sa vie et entraîner les 
pires comportements suicidaires. La fin du travail est une formule 
criminelle.
Cependant, le parler courant recèle quelque espoir : 
privé d’emploi a longtemps été synonyme de privé de travail. Par la 
force des choses, ceux qui sont confrontés à cette situation comprennent
 que cela ne signifie rien d’autre que privé de revenu.
« Robot monétaire »
Ainsi,
 les regards convergent peu à peu vers la source des déséquilibres, à 
savoir la monnaie ; comment elle est créée, par qui et pour quoi ? Sur 
ces points, la réflexion politique doit avancer
urgemment ; le futur 
est en retard. Par exemple, Benoît Hamon propose un monde libéré du 
travail. Mais s’il ne veut pas sombrer dans le piège tragique de la fin 
du travail, il devrait parler d’un monde libéré de l’emploi.
Ensuite,
 il propose de taxer les robots pour contribuer au financement d’un 
revenu universel. C’est sympathique, mais cela montre qu’à Paris, Berlin
 comme dans la Silicon Valley, on n’a pas encore touché le nœud du 
problème. En effet, le « père de tous les robots », sans lequel tous les
 autres n’existeraient pas, c’est le « robot monétaire », situé dans les
 banques, qui crée de la monnaie par le mécanisme de la dette.
Plutôt
 que construire une usine à gaz fiscale, c’est l’algorithme – le code 
source – de ce robot qu’il faut hacker. Le capitalisme n’est pas 
seulement en panne, il est en phase terminale. Les injections monétaires
 des banques centrales n’y pourront rien, Il faut trouver le moyen de 
limiter la création monétaire réalisée au profit des robots spéculateurs
 et destructeurs d’emplois. Il faut créer un « robot monétaire libre » 
capable de créer un dividende monétaire attribué à tous, qui permettra à
 chacun, non seulement de vivre, mais aussi de travailler. On découvrira
 alors que le travail ne manque pas. Qu’au contraire, sa tâche est 
immense. 
La Silicon Valley menace de tout emporter dans sa 
fièvre matérialiste, capitaliste et transhumaniste. L’Europe pourrait 
s’y opposer en montrant le sens humaniste du travail qu’elle cache 
depuis des siècles : car "on ne naît pas humain, on le devient" (*): 
c’est là le vrai travail, le plus noble qui soit.
(*) librement inspiré de Tertullien, ~200, Erasme, 1519, Simone de Beauvoir, 1960
Olivier Auber (Chercheur associé, Université libre de Bruxelles)